Péons et Pions // Kazuo

Le regret n’est pas un sentiment très familier pour Kazuo. À vrai dire, c’est même plutôt le contraire ; il n’en éprouve quasiment jamais. Les conséquences de ses actions lui importent bien peu, lui échappent, tant qu’elles ne l’affectent pas directement. Il est la plupart du temps trop égoïste, ou bien pas assez malin pour s’en soucier. C’est différent aujourd’hui, pourtant, après l’un des après-midis de cours les plus monotones qu’il ait dû endurer depuis son arrivée ici. On est au mois d’août, qu’est-ce qu’il fout dans une salle de classe ? Il se fait chier, voilà ce qu’il fait. Il pensait qu’ici, ça ne serait pas comme au lycée, et c’est vrai que ça ne se passe pas exactement de la même façon. Sauf qu’au final, le résultat est le même : Kazuo s’ennuie à mourir. Il n’y a rien de palpitant dans ce triste pensionnat perdu dans les astrales (hormis peut-être monsieur Tanoshi, le professeur du club théâtre). Pour la troisième fois au moins de la demi-heure, il soupire d’un air boudeur. Et il se pose une question. Est-ce que j’ai vraiment bien fait de venir ici ?

Coup de chance, les cours se terminent à ce moment-là pas trop tôt selon lui ; c’est avec précipitation qu’il ramasse ses affaires et se lève pour sortir, enfin. Il est d’humeur méchante, Kazuo, alors qu’il dévale les escaliers du bâtiment vermeil pour se diriger vers son pavillon. Il compte simplement y déposer son sac et ressortir, aller respirer l’air frais avant l’heure du repas, peut-être trouver Angel quelque part et– on vient de le bousculer en passant. Oui, tu as bien lu. Quelqu’un a osé le bousculer, lui, Kazuo Yuhara, comme si de rien n’était. Et le coupable ne s’est même pas excusé. Inimaginable. Il se retourne pour voir de qui il s’agit, et un sourire mauvais fleurit sur son visage, défigure l’harmonie de ses traits qui n’ont plus rien de séduisant, tout à coup. Il connaît ce gamin. C’est une petite victime.

Changement de plan. Il ira déposer son sac plus tard.

Ah, ç’aurait dû être simple (un jeu d’enfant, comme on dit), et il avait déjà poussé l’autre contre le mur, un agréable sentiment de puissance se répandant dans ses veines devant la mine terrifié du pauvre garçon. Mais c’était sans compter sur le destin qui décida de placer un obstacle sur son chemin, en la personne d’un étudiant sacrément plus grand que lui, qui l’interromps d’une tirade grandiloquente. Les poings de la justice ? C’est qui ce bouffon ?

Kazuo fronce les sourcils pendant quelques secondes, mais c’est vite effacé, remplacé par un nouveau sourire, plus sain, plus chaleureux (un sourire faux). Nonchalant, il passe un bras autour de l’épaule de celui qu’il brutalisait quelques instants plus tôt. Le laisser en paix ? Pat pat bienveillant. Kazuo improvise, comme s’il était sur scène, sauf que c’est pour de vrai, et il risque de se faire casser la gueule s’il n’est pas convaincant. Mais voyons, on est potes, moi et Mike. Ok, je le secoue un peu, des fois, mais c'est pour montrer mon affection. Pas vrai ? Un regard au gosse (qui ne s’appelle sans doute pas Mike, d’ailleurs) suffit. Il hoche la tête frénétiquement, un peu trop pour paraître sincère. Mais quel idiot. Bah, tant pis, ça fera l’affaire. Et sinon, eh bien… une petite bagarre ne peut pas lui faire grand mal. Dans le pire des cas, il s’en tirera avec quelques bleus, une ou deux plaies. Rien qu’il n’ait déjà expérimenté. 

Il faut à Kazuo un immense effort de volonté pour ne pas éclater (de rire ou d’agacement, il ne sait pas trop ce qui l’aurait emporté) devant le comportement complètement ridicule du type en face de lui. La seule chose qui le retient, c’est qu’il n’a pas particulièrement envie de se faire casser la figure. Et puis, qui sait ? Il pourrait lui être utile. Un imbécile pareil, ça ne doit pas être très difficile à manipuler. Il n’y a qu’à voir la façon dont il s’est laissé convaincre à l’instant ; la supercherie n’était que bien peu crédible, et il n’y a vu que du feu.

Kazuo l’écoute débiter ses âneries sur la justice avec patience, et puis il prend un air un peu embarrassé, comme un enfant attrapé en train de voler des bonbons. Aha, t’as raison… Désolé Mike. Il donne une petite tape dans le dos à l’intéressé, qui sursaute. Décidément, quelle chiffe molle, celui-là. Autant s’en débarrasser pour l’instant ; il pourra toujours continuer cette "conversation" plus tard. Oh, mais tu ne devais pas poser une question à ton prof ? Tu devrais y aller maintenant, sinon il va être trop tard. Le gamin ne perd pas cette occasion de décamper. Avec un dernier hochement de tête et un petit au revoir à l’autre, il attrape son sac et disparaît aussi vite que ses jambes un peu tremblantes lui permettent. Kazuo soupire et se passe une main dans les cheveux, avant de se tourner vers celui qui vient de gâcher un peu plus son après-midi. On dirait qu’il n’y a plus que nous. Il lui fait don d’un sourire chaleureux qui pourtant ne présage rien de bon, un de ceux qui riment avec mauvaises intentions. C’est quoi ton nom ? Moi c’est Kazuo. Et il lui tend la main, les yeux brillant de malice, comme une invitation. Oh, il paraît innocent comme cela, si l’on n’y fait pas attention. On pourrait croire qu’il ne souhaite qu’offrir son amitié, rien de plus, mais à celui qui l’accepte, il finira forcément par demander quelque chose en échange. Se lier avec Kazuo, c’est un peu comme signer un pacte avec le Diable. Ou plutôt (soyons modestes), avec un petit démon dont l’ego est inversement proportionnel à son intelligence.