les jardins meurent-ils / Daim

Daim ne refuse jamais.

il charge ses journées, toujours, chaque seconde vide est l'occasion de se dépenser. aller courir, faire des étirements, observer les oiseaux au loin et chercher un moyen de fabriquer un arc sans se faire voir par les adultes. mais quand Jay demande, il n'en parle jamais, pas quand le ton est si catégorique,
il doit venir dimanche matin.

il s'exécute toujours Jay, après tout, c'est ça que font les amis. il faut être là, c'est important. il se lèvera plus tôt pour aller courir,
c'est tout.

que faire, une fois dans l'herbe ? pourquoi est-ce qu'il lui a demandé de venir ? pendant plusieurs minutes, ils ne parlent pas. parfois, avec son oncle, ils s'adressent à peine la parole pendant 48 heures de traque mais ils n'en ont pas besoin. ... ce n'est pas la même chose, avec Jay. il a vraiment envie qu'il parle, de tout, de rien, de n'importe quoi. mais dès qu'il lève les yeux, c'est face à un objectif qu'il se trouve. froid, mécanique. rien à voir avec les doigts chauds qui se posent parfois sur son épaule en récompense.
qu'est-ce qu'il faut faire pour le mériter aujourd'hui ?

ses mains s'agitent, trahissent sa nervosité. il lève les yeux pour observer des oiseaux, au loin, énumère les noms pour briser le silence timidement, pendant que ses mains déjà calleuses se pressent et tordent des brins d'herbe, les tissent sans but. une mer d'huile au fond des yeux, une étendue calme en surface, toujours patiente.

de temps en temps, ses yeux se posent sur l'ouvrage, sur l'appareil, sur la forêt. sur l'écran qu'on lui tend aussi, qui lui renvoie son visage, mais ils se détournent vite, plissés. contrarié. des remous brisent la surface. entendre la voix du plus jeune ne devrait pas autant le soulager, et pourtant. lorsque son regard croise enfin ses yeux et plus cet objectif impitoyable, il est presque content, lueur de joie, de quoi vont-il parler ?

... ah. de ça.

le flot s'agite, les ondes se rapprochent. la tempête n'est pas loin dans le fond de ses yeux sombres, retombés sur la besogne insignifiante, loin de ce regard noir qui le scrute plus durement que l'objectif. figé sur place comme une proie qui cherche à se dissimuler, seules ses mains continuent leur travail.

* ... je ne suis pas très à l'aise avec tes amis.

ses épaules soudainement tendues, sa voix à peine contenue. il n'aime pas cette question. il n'aime pas les amis de Jay, il n'aime pas ces sourires moqueurs à peine dissimulés et ces poignards tendus qui se cachent à chaque détour, derrière chaque virgule. Daim est plus doué pour comprendre la façon de penser d'un écureuil que celle d'un humain, mais il a assez côtoyé l'hostilité qui imprègne chaque murs des salles de classes pour la sentir. pourquoi est-ce que Jay a ce genre d'amis, lui qui est gentil ?

il n'ose pas lui dire ouvertement, est-ce que ça le blesserait ? est-ce qu'il accepterait que l'on critique ses amis ? ... non, sûrement pas. est-ce qu'il accepterait que l'on critique Daim devant lui ? ... sûrement pas ?

* ils ne sont pas comme toi. faible tentative de ne blesser personne. lui, pourtant, l'est, à chaque fois que leurs rires résonnent dans ses oreilles.

ses mains continuent de tisser, sans but, inlassablement, les quelques brins d'herbes deviennent une simple tige dans un ensemble plus complexe, soumis à la volonté de son créateur, qui a bientôt entre ses doigts un petit carré qui s'étend.

les yeux rivés dessus,
Daim essaye de ne pas voir le malaise qui s'installe entre lui et Jay.

quelque chose cloche, il le sent, mais décide d'ignorer chaque avertissement qui secoue ses nerfs et se contente d'accepter les excuses et l'ignorance feinte. il y croit, bien sûr, peut être car il a terriblement besoin d'y croire. il a besoin de savoir que ce garçon qu'il observe à peine dans la périphérie de son champ de vision est innocent.

il le sait

c'est son ami, après tout. les amis sont bien intentionnés entre eux, c'est la règle.

alors pourquoi ? pourquoi est-ce que ses doigts se serrent autant que son cœur à chaque mot qui sort de sa bouche, pourtant dits avec un ton qui lui donne tant envie de s'y raccrocher ? pourtant il sait, il sait qu'ils ne sont pas comme Jay, pas comme il en parle, mais il n'ose pas intervenir dans leur amitié. alors il reste à l'écart et s'éclipse lorsque les regards et les rires sont trop, lorsqu'il sent ses yeux déborder. les amis sont bien intentionnés entre eux.

le plus vieux aimerait bien arrêter ce petit manège qu'ils font, cette manière de l'intégrer tout en riant de lui. il aimerait bien mais n'ose impliquer Jay dans ses tourmentes et préfère souffrir silencieusement. quelle gêne, s'il se faisait défendre devant eux. il imagine déjà les regards beaucoup moins amusés et ouvertement hostiles à chaque fois que Jay se retournerai. il préfère fermer les yeux sur les moqueries qu'avoir à subir les insultes sorties de l'ombre, les injures qui ne se cachent même plus et lacèrent sa chair et son cœur sans considération. il refuse de croire que Jay est comme eux, sa tête se secoue sans même qu'il ne puisse le réprimer. ses mots sont là pour se rattraper, pour s'aplatir, se piétiner comme ils le font.

* peut être.

entendre son nom lui fait toujours quelque chose. ses yeux s'arrachent du sol, du ciel, de l'herbe, se posent sur le regard qu'on lui renvoie, impatients. qu'est-ce qu'il attend, au juste ? tout n'importe quoi un mot gentil, quelque chose s'il vous plait, juste quelque chose pour les supporter demain matin, une bouée pour ne pas se noyer dans leur mépris. s'il vous plait, s'il vous plait,

mais rien ne vient.

Daim reste un instant silencieux, persuadé que, derrière ses mots, son ami est en train de lui dire qu'il s'ennuie. pourquoi est-ce qu'il a décidé de dire qu’il n'aimait pas son groupe d'amis ? il le regrette amèrement et essaye de se rattraper comme il peut, confus et perdu, soucieux de ne pas gâcher la matinée que Jay a bien voulu sacrifier pour lui. désolé, je t'ennuie avec ça... qu'est-ce que tu veux faire ?

il ne refuse jamais, il ne décide jamais, de peur de revoir les mêmes regards effarés, d'entendre les mêmes remarques chuchotées. il aimerait avoir les mêmes intérêts simples. il aimerait ne pas se retourner vers les bois à chaque chant d'oiseau, à chaque branche qui craque. vraiment. il aimerait avoir des choses à raconter, des choses qui intéresseraient les autres, mais il est persuadé que rien de ce qu'il ne trouve au fond de lui ne conviendrait à Jay, alors il lui laisse sagement les commandes en priant pour qu'il n'arrête pas d'apprécier sa compagnie.

une prière secrète, au fond de lui,
pour qu'il ne l'abandonne pas.

s'il te plait.

Jay est compliqué.

Ce que Jay lui fait penser et ressentir est... compliqué.

Daim aimerait que les choses soient simples. il aimerait n'avoir qu'à se soucier des tempêtes qui secouent la forêt et des sentiers secrets des prédateurs qu'il ne faut pas emprunter si on veut ne pas les croiser. ces problèmes là, il a appris à les gérer. on l'a pris par la main, en serrant parfois un peu trop fort, mais il y a toujours eu quelqu'un pour le guider sur ce chemin tortueux.

une main pour le rattraper quand il s'éloignait trop, quand il ne voyait pas les dangers.

mais personne n'est là pour lui expliquer quoi que ce soit, cette fois, alors qu'il s'agit de sentiments. personne ne l'a jamais été alors il ne peut que s'accrocher aux mots qu'on veut bien lui offrir, aux maigres paroles jetées pour le rassurer. ce simple "mais non..." devient une bouée de sauvetage dans la mer agitée que sont ses sentiments. pourtant, celui qui l'agite, le vent qui souffle sur les flots, c'est bien Jay. celui dont il attend toujours avec autant d'impatience d'être rassuré. celui qui n'est certainement pas comme ses amis, si, je vous le jure, regardez, il m'a dit quelque chose de gentil,
et puis c'est mon ami.


Daim ne refuse jamais. pas à Jay. la requête le fait hésiter, il prend son temps, mais sait qu'il ne peut pas dire non au sourire qui s'affiche devant lui.

il avance à tout petit pas, pour répondre, sent presque les rouages de son esprit déjà malmener se mettre en branle. il ne veut pas gâcher le savoir qu'on lui a transmit, c'est si précieux qu'il ne peut pas le dévoiler comme on jetterai des graines pour la volaille. mais c'est aussi si important qu'il ne peut pas se taire comme on garde jalousement un trésor. il s'en voudrait de savoir qu'un de ses amis ne pourrait même pas se repérer s'il se perdait.

* on vit enfermé pour l'instant, mais tu auras souvent besoin de savoir où aller si tu perds ton chemin. ... je ne serais pas toujours là...

alors, un mot après l'autre, il tente d'expliquer,
le ton si doux de sa voix rappelle la délicatesse avec laquelle ses doigts calleux et déformés par l'effort peuvent tisser des brins d'herbe fragiles.

* en journée, en plaine, il suffit de se fier au soleil. dans les bois, le soleil est souvent caché mais dans ce cas on peut regarder où pousse la mousse sur les troncs des arbres : elle est toujours à l'endroit le plus à l'ombre, donc au nord. une fois le soleil couché, c'est encore plus simple, dans l'hémisphère nord il suffit de suivre l'étoile polaire. tu sais comment la trouver ? il attend quelques secondes par politesse mais se doute que comme la plupart des citadins, Jay ne lève pas beaucoup les yeux, la nuit. et pourquoi faire, après tout ? il n'y a rien à voir, à part quelques lueurs lointaines perdues dans le néant. avec vos constellations... c'est la petite, qui ressemble à une casserole. ses doigts la trace dans le vide, là où elle devrait être si le soleil était déjà parti derrière les sommets des astrales. c'est l'étoile tout au bout de la "poignée", elle t'indiquera toujours le nord.

Daim s'arrête de parler, aussi doucement qu'il a commencé, un peu étonné par le flot de paroles qu'il n'a pu contenir. il jette un regard inquiet vers Jay, espérant l'avoir aidé sans l'avoir ennuyé.

il ne comprend pas.
il ne comprend pas comment les choses peuvent être si compliquées alors qu'il est en train de parler de quelque chose qu'il aime à un ami.

il ignore beaucoup de choses, Daim, du moins, c'est ce qu'il pense. il ne comprend pas les subtilités de la littérature, l'utilité implacable des mathématiques, toutes ces choses lui échappent, alors chaque savoir qu'il semble maîtriser est choyé. chaque connaissance est si précieuse, pas uniquement par sa rareté mais aussi par le lien qu'elle représente avec sa famille,
ces gens qu'il n'a jamais pu voir. auxquels il pense, parfois. est-ce que Jay aussi ne sera plus qu'un souvenir lointain, plus tard ?

ces savoirs qu'on lui a inculqué sont trop importantes pour les garder jalousement pour soi, alors il les offre en essayant de leur rendre justice mais il s'inquiète. il s'inquiète de tout, quand il s'agit de Jay.

mais ce qu'on lui renvoie n'a rien d'un regard ennuyé ou distrait, au contraire.
ce n'est que sourires et regards attentifs.

et ce qu'il perçoit comme un effort, comme un pas vers lui, ça le touche terriblement, bien plus que n'importe quelle question sur sa vie, ses amis ou sa couleur préférée. savoir que deux oreilles écoutent ce qu'il essaye tant bien que mal de transmettre l'encourage un peu, assez pour que son sourire d'abord timide s'élargisse en entendant ce rire qui semble résonner différemment aujourd'hui.
rien à voir avec les gloussements narquois qu'il entend dans son dos, lorsqu'il s'éloigne de Jay et de ses amis.
rien à voir avec le rire gêné du camarade de classe qui regrette immédiatement d'avoir posé une question, embarrassé par la réponse que Daim fournit.
rien à voir avec les éclats indifférents qui espèrent juste qu'il aura bientôt fini sa tirade.

alors bien que la proposition l'étonne, l'intimide, quelque part, il se doit aussi de faire un pas, lorsque son ami lui demande de s'installer à côté de lui.
ça lui rappelle les soirées dans les montagnes en hiver,
quand le froid empêchait de s'endormir.
alors il se met tout près,

leurs épaules se touchent presque. en tendant l'oreille, il peut sentir le souffle régulier, juste à côté de lui, un peu différent du sien, et réconfortant, d'une certaine manière. les mains croisées juste en dessous de son sternum, délicates mais endurcies, comme le regard qu'il pose sur l'étendue bleue du ciel qui donnerait presque le vertige. il ne devrait sentir que de la reconnaissance pour un ami si précieux qui prend le temps de l'écouter...
alors pourquoi ses épaules sont-elles tendues ? pourquoi est-ce qu'il serre inconsciemment la mâchoire ? peut être simplement à cause de la remarque qu'il ne peut s'empêcher de mal interpréter, non ? rien de grave.

* chez moi... à la campagne, tu veux dire ? j'ai toujours vécu à Astéria, tu sais.

mais peut être que c'est injuste, d'imaginer que Jay ferait les mêmes remarques que les autres ?

* je veux dire... oui, j'aime bien les montagnes des Astrales, même si on n'a pas le droit d'aller où on veut. au moins, on peut entendre les oiseaux mais c'est peut être plus frustrant, d'être juste à côté sans pouvoir en profiter à fond...

le ciel brille trop fort, alors Daim tourne la tête et l'observe comme s'il cherchait à comprendre quelque chose, sans trop savoir quoi précisément. finalement, c'est peut être Jay qui l'éblouit, bien plus que le soleil, alors il détourne les yeux et reporte son attention sur les masses paresseuses des cumulus. leur blanc éclatant semble presque terni, avec Jay à ses côtés.

* je pourrais t'en reparler, oui, si ça ne t'ennuie pas... il laisse le silence s'installer quelques secondes mais lui qui d'habitude apprécie tant le bruissement du vent dans l'herbe et le calme reposant des quelques sons de la forêt si proche ressent... un certain malaise. il préfère combler le vide, éviter ces blancs qui pourraient permettre à Jay de penser à tout un tas de choses. peut être qu'il se dit qu'il parle trop, ou pas assez. peut être qu'il va finir par le trouver collant. peut être qu'il ne voudra plus passer du temps avec lui... ça te manque, la ville ?

le ciel si éblouissant, les quelques chants paisibles des oiseaux des bois, la chaleur du corps de Jay, juste à côté du sien... Daim se sent vraiment bien.

il a l'impression d'enfin goûter à quelque chose auquel il avait toujours été habitué et qu'on lui avait soudainement retiré en arrivant au pensionnat. il comprend très bien, son tuteur lui a expliqué maintes fois, que dans la culture astérienne, on ne se rapproche pas autant des gens et qu'on n'est pas aussi tactile que ceux qui l'ont élevé, il fait même des efforts, vraiment. mais il ne peut s'empêcher d'être bien plus apaisé, là, avec le soleil qui réchauffe doucement sa peau, et surtout
la chaleur de quelqu'un qui est tout proche.

trop distrait par les informations qui inondent son système nerveux, content de ce trop plein qui l'ancre dans la réalité et lui rappelle qu'il est bien là, sur Terre, allongé sur l'herbe. il écoute à peine le ton de Jay, retient uniquement les mots, accepte les excuses avec un pincement au cœur qui vient perturber le calme qui s'installait en lui.

une onde qui vient perturber une mer d'huile, juste une onde
ou l'annonce d'une nouvelle tempête ?

Daim ne sait toujours pas sur quel pied danser.
il est rassuré de sentir un contact humain, si proche de lui, mais chaque mot qui sort de la bouche de son ami l'inquiète, persuadé que le prochain sera plus douloureux qu'une dague en plein cœur. même ce sourire l'enchante tout autant qu'il l'angoisse.
il a l'impression qu'a chaque lagon paisible qu'il découvre, il s'y cache de terribles récifs qui le menacent, à peine dissimulés sous la surface de l'eau.
puis il tente de se rappeler que c'est un ami, et qu'il ne devrait pas avoir cette tension ni cette méfiance face à lui, ce qui ne fait qu'empirer ses troubles.

il est si différent, Jay. Daim peut prédire la façon de penser d'un geai ou d'un renard, mais pas celle de Jay. il essaye de l'apprivoiser, d'apprivoiser ses propres impressions et sentiments,
mais il n'est pas fait pour domestiquer les choses.
il sait juste les regarder de loin, chaque intervention ne fait que précipiter la fin des êtres qu'il admire.
il sait qu'ils ne vont pas très loin, qu'ils repartent simplement dans les cieux avant de revenir sur Terre, qu'ils ont une sorte d'accord tacite qu'il honore sans faute car même sans paroles, ils se comprennent, tout du moins c'est ce qu'il ressent. mais Jay n'a rien avoir avec ces esprits qui cohabitent avec ses ancêtres,
Jay est humain et tout contre lui et pourtant si loin.

il l'a observé, a tout écouté, s'est concentré, mais il n'arrive pas à percer le mystère. alors il continue d'avancer à l'aveugle, en espérant ne pas trop trébucher.

* oui, pardon, la campagne d'Astéria, oui... je regrette un peu d'être venu, j'aurais préféré une année entière dans la montagne... mais je suis content aussi d'être là en ce moment avec toi. ses doigts s'entremêlent sur son torse mais il reste immobile. ça se voit que tu as l'habitude de la ville... mais surtout, ta place est là bas, non ? pas perdu dans les montagnes. il réprime à peine la jalousie qui l'étreint quelques instants, et empêche les derniers mots qu'il veut dire de franchir ses lèvres. toi qui semble si bien, et qui a l'air d'avoir un avenir.