oh my god they were roommates. (amo)

Glapissement, suivi d'un remue-ménage pas possible dans la pièce voisine.
Amo daigna à peine relever les yeux de sa leçon de physique, soupirant de façon trèèèès appuyée pour bien faire comprendre qu'il n'avait pas de temps à perdre en gamineries. Ses deux colocataires le saoulaient. Toujours à papoter comme des adolescentes en chaleur, même à des heures indues, et particulièrement trop curieux au goût d'Amo, qui les avait dores et déjà rangés dans la catégorie des gros relous. Au bout de quelques soirées à essayer de faire parler Amo et à obtenir des grommellements, voire des critiques acerbes, ils y avaient renoncé, l'isolant de leurs bavardages insipides. Comme ils étaient en supériorité numérique, Amo était donc étranger dans sa propre chambre. Tant pis.

Ce soir-là, l'un des deux abrutis -il avait dû retenir leurs noms, mais comme il n'arrivait pas à les différencier, Amo les avait donc tous les deux affublés du charmant diminutif d' « abrutis »- avait décrété en se concertant lui-même, et lui seul, que le deuxième passage à la salle de bain lui revenait de droit. Amo aurait bien gueulé, mais à ce moment, l'abruti était déjà en train de se désaper en plein milieu de la chambre, et Amo refusait de hurler sur quelqu'un de nu, ne serait-ce que par impossibilité de le bastonner en cas de réplique. Pas question de rouler à terre avec un mec en tenue d'Adam.

Donc, abruti n°2, après avoir crié comme une fillette, était sorti en trombe de la salle de bain, les cheveux dégoulinants et le corps tremblant. Ou du mois, les épaules. Amo s'était interdit de regarder… plus bas.
Face aux regards inquisiteurs de ses colocataires, le type s'était expliqué.

« Plus d'eau chaude. C'est vraiment des enculés. » Puis, à l'intention d'Amo, avec un ton faussement sympa. « Tu peux y aller, si tu veux. »

Amo avait pris ses affaires, et sans dire un mot, avait claqué la porte de la chambre. Si les deux idiots qui partageaient sa chambre passaient moins de temps à parler entre eux et d'eux-mêmes, ils auraient remarqué la petite pièce au bout du couloir, qui était en réalité une salle de bain de secours. Étant mise à l'écart des autres, il était possible qu'elle ne soit pas reliée à la chaudière commune au dortoir. Mais ça, Amo ne comptait pas leur dire ; ils n'avaient qu'à le découvrir tout seuls, comme les grands garçons qu'ils étaient.

Le blond poussa la porte, et jeta ses affaires au sol, vêtements compris. Ce n'est que lorsqu'il entra dans la douche et sentit couler sur lui l'eau chaude tant attendue, qu'il se rendit compte qu'il avait oublié de fermer la porte, qui se situait exactement en face de la douche. Boh… Tout le monde est lavé, bordé, couché à cette heure, no- oh merde.
Parce que oui, évidemment, c'est pile cet instant-ci que choisit un grand brun quasi nu pour entrer. Super.

Alors que l'autre se figeait, grommelant dans sa barbe en apercevant Amo, celui-ci se détourna légèrement, pudique. Cela ne l'empêcha pas d'entamer la conversation, plus par politesse gênée que par réelle compassion pour le pauvre gars à la serviette trouée.

« Déso vieux, va falloir attendre un peu. Par contre, elle est chaude, si c'est ta question. »

Amo n'eut pas le temps de protester, de jurer, de faire quoi que ce soit en vérité ; le type était déjà face à lui, nu, grelottant, et taxant copieusement le jet brûlant de la douche.

Il ne savait pas quoi faire, ou plutôt, il se sentait incapable de faire quoi que ce soit ; la situation lui échappait. S'ils étaient ailleurs, habillés, moins proches, Amo ne se serait pas gêné pour lui gueuler dessus, voire lui faire fermer sa gueule vu qu'il avait l'air d'avoir la tchatche, l'exhibitionniste. Seulement voilà, ils n'étaient pas ailleurs, ils n'étaient pas habillés, et ils étaient très très proches. Trop, clairement. Et Amo trouvait ça insupportable, au sens premier du terme : il ne pouvait pas supporter ça. Surtout que son cerveau était déjà très très loin, en train d'imaginer les pires des scénarios : si lui et le brun avaient trouvé la salle de bain miraculeuse, qu'est-ce-qui empêcherait un autre péquenaud de faire de même ? Et après, il faudrait casser la gueule dudit péquenaud, mais ce serait trop tard, il faudrait affronter les rumeurs, se trimbaler toute l'année une étiquette de pédale… Putain.

Mais battre en retraite, lui laisser voir que cette situation ne lui convenait pas, rendre les armes et quitter la douche comme un chien soumis à son maître, il n'en était pas question non plus. Alors, gardant son regard à bonne hauteur -quoique, Amo était presque obligé de lever le menton pour pouvoir regarder l'autre dans les yeux, putain quel enfer-, il lui répondit sur un ton plus agressif, comme le font les animaux lorsqu'ils se sentent menacés. Amo et bêtes sauvages, même combat.

« Moi non plus. Mais merci pour la précision, j'avoue qu'ça sautait pas aux yeux. »

Puis, n'oubliant pas ce qui le tracassait réellement dans cette situation, il demanda, d'un ton mi-anodin, mi-inquiet, s'ils étaient susceptibles de se faire surprendre.

« Dis moi, inconnu pas gay, y'a tous tes potes qui risquent de débarquer ou bien t'es le seul au courant pour ici ? C'pas que j'ai pas envie que les gens se fassent des idées, mais ça me ferait moyen plaisir quand même. »

Le gars avait beau affirmer le contraire, Amo continuait à le prendre pour un abruti de première. Et pour un connard, accessoirement. Dans la voix de l'inconnu, de l'envahisseur, il entendait très largement un mépris profond, larvé, comme s'il s'adressait à un débile mental. Amo était habitué à ce mépris ; parce qu'il était impulsif, les gens avaient souvent tendance à croire qu'il n'avait pas de cerveau du tout.

Alors, plus frénétiquement encore il se mit à chercher son caleçon, son putain de caleçon à la con ; il fallait qu'il le trouve, après il pourrait se tirer, vite. Ne pas déclencher d'esclandre, pas ce soir, il n'avait vraiment pas envie de finir à l'administration pour expliquer pourquoi ce type avait mérité de se prendre une droite, ou même deux. Et, alors que ses mains tremblaient de colère, et que ses doigts se serraient, fort, fort, fort, jusqu'à en devenir blancs, et qu'il gardait le regard résolument baissé, résolument concentré sur la recherche de ce putain de sous-vêtement, le brun fit la vanne à ne pas faire, le commentaire de trop.

Amo, à poil ou pas, n'allait pas laisser un pauvre naze se foutre de sa gueule plus longtemps. Oui, effectivement, il avait quelqu'un dans son viseur ; et cette personne, c'était le brun : pan pan, headshot à bout portant.

Le blond fit volte-face, regard mauvais, poing levé ; ce pédé, il allait le dégommer.

Il remit un pied dans la douche, et choppa l'inconnu par l'épaule en lui sifflant des menaces d'une voix mauvaise, la voix de ceux qui taisent leur colère et qui la laissent soudainement ressurgir, comme si c'était l'eau d'un torrent soudainement libérée de son barrage ; oh, oui, ce type, il allait le noyer dans sa colère.

« Oh, toi… Mais toi… Ouvre-la encore une fois, une seule fois, et j't'assure que plus personne ne t'aura jamais dans son viseur. »

Et, dans le fond, il espérait qu'il allait continuer à le provoquer, il espérait qu'il allait répondre, même n'importe quoi, même une injure au hasard, même un petit fils de pute murmuré, craché du bout des dents ; Amo saisirait l'occasion et lui sauterait à la gorge. Ça lui manquait presque, de cogner quelqu'un. Et ce type allait prendre pour tous les autres qu'Amo avait réussi à ne pas frapper depuis qu'il était aux Astrales ; oh, oui, il allait prendre cher. Et merde à l'administration.

Il semblait que pour une fois, un dieu (ou bien un démon, peu importait) ait entendu les prières du blond. Sans doute un démon, au  vu de la nature des prières. Le brun fit exactement ce qu'on attendait de lui, ce qu'Amo attendait de lui : il ne s'excusa pas, ne se ratatina pas, ne tenta pas de fuir, oh non ! Au contraire, il lui sourit de toutes ses dents, continuant à persifler, puisque c'était apparemment la seule chose qu'il savait faire, ou du moins, ce qu'il savait faire de mieux ; et cela réjouit Amo, autant que cela le fit enrager, oui, en-rager, entrer dans la rage ; quel bonheur c'était, de sentir votre émotion moteur prendre le dessus, vous contrôler, vous guider instinctivement vers ce que vous savez faire de mieux ! Colère, meilleure des conseillères d'orientation selon Amo, mais surtout, une super prof de boxe.

Et alors qu'il se tenait là, toujours sous le jet de la douche, les yeux brillants d'une lueur mauvaise, folie aveugle du cyclope face à Ulysse le rusé, Amo vit les lèvres de l'autre remuer, se transformer en une moue dédaigneuse, et il s'entendit penser « vas-y insulte moi, une fois, une seule fois, s'il-te-plaît », et il fut exaucé, une nouvelle fois. Il ne fut pas insulté au sens premier du terme, mais bon, son sens de l'humour inexistant le fut, cela fit l'affaire, et il frappa.

Une première fois, le nez, parce que c'était un point stratégique : en plein milieu du visage, le genre de truc qui saignait à mort ; même quand tu croyais que t'être déjà vidé six fois de ton sang, ça continuait.  Un carnage. Quelle idée de foutre ça en plein milieu du visage, aussi : on avait l'impression que c'était un bouton énorme sur lequel n'importe quel type un peu vénère aurait envie d'appuyer. Ou d'écraser, plutôt. Ouais, de réduire en bouillie, de vous faire rentrer dans la boîte crânienne en sens inverse, style moulage inversé. Quoique, peut-être pas n'importe quel type un peu vénère, peut-être juste Amo.

Et alors qu'il levait le poing une deuxième fois, décidé à parfaire son œuvre sanglante, il eut un moment d'hésitation : était-ce la fatigue, la culpabilité, ou simplement la réalisation fulgurante de ce qu'il était en train de faire, reproduire exactement les mêmes schémas qui l'avaient fait exclure de son lycée ? Peu importait, en tout cas, si le brun voulait le frapper, c'était maintenant. Garde grande ouverte, le caïd était une cible de premier choix.

Effrayé, oui, effrayé ; c'est ce qu'était Amo quand il sentit la main de l'Autre se refermer sur son cou, profitant lâchement de son inattention pour frapper, vipère en embuscade. Pourtant, il l'avait bien cherché, il aurait dû le savoir ; mais Amo, il était toujours surpris quand on répliquait, surtout avec autant de force et d'agilité. Il connaissait les coups paniqués que donnait un corps surpris par sa violence, il savait les éviter, il savait aussi très bien les encaisser ; mais là, il voyait bien que ça n'était pas ça, c'était autre chose, une violence voulue, volontaire.

Ça ne lui déplaisait pas plus que ça, à vrai dire ; au contraire, ça lui donnait une excuse pour frapper de nouveau, encore, encore frapper, encore faire du mal à ce type qui n'avait pas demandé grand-chose et qui avait déjà eu beaucoup. Et alors qu'il levait encore le poing, une fois la surprise passée, une fois sa frayeur noyée par sa colère, il fut interrompu par un coup en traître, le genre de coup que tout le monde savait plus ou moins interdit, que personne n'osait donner.

À part ce type, visiblement.

Amo se plia de douleur. Il n'était plus surpris, plus en colère, plus pudique. Il n'était plus quoi que ce soit d'autre que de la douleur.

Fils de pute, fils de pute, fils de pute.

C'était tout ce qu'il pensait tandis qu'il se tordait de douleur, sans un cri, presque sans un bruit : après tout, les plus grandes douleurs sont muettes. C'est à peine s'il vit l'Autre s'en aller comme un prince en fuite, avec la dignité pressée de ceux qui ont gagné le combat mais qui n'auront pas la force d'en commencer un second.

« Ah, putain d'sa race... » réussit-il finalement à siffler, le jet d'eau ironiquement chaud dévalant avec entrain son corps tremblant, secoué par des haut-le-cœur incontrôlables, la faute à ce foutu plexus cœliaque.

Il n'allait quand même pas le laisser s'en tirer comme ça. Il ne pouvait pas. Il allait lui faire mal, très mal, à ce connard qui l'avait humilié comme personne n'aurait osé le faire avant. Je vais le tuer, pensa-t-il, et cette pensée l'effraya autant qu'elle attisa sa haine.

Il enfila son jean à la va-vite, grognant de douleur lorsqu'il fallut le fermer ; et alors qu'il s'élançait hors de la salle de bain, prêt à courser cet abruti, prêt à lui faire payer au centuple cet affront, il sentit une main se poser sur son épaule, une voix attraper sa colère au vol pour tenter de la soumettre.

« Où tu crois aller comme ça ? Le couvre-feu est passé. Rentre dans ta chambre, tout de suite. »

Putain. Le surveillant.

Fin de la partie, Game Over, The End, écran titre. Il s'était fait attraper, l'autre semblait s'être évaporé. Amo devait s'avouer vaincu, au moins pour ce soir. Mais s'il le retrouvait, et cela arriverait sûrement… il le buterait, ce connard, il le buterait.